SUPERBE ET INTIME
Se présenter à poil pour un rendez-vous. Ce n’est peut être pas ce qui est conseillé même s’il s’agit d’un rendez-vous amoureux. En l’occurrence, il s’agit bien d’un rendez-vous amoureux, celui d’un homme d’âge mûr, Louis, avec une ancienne chérie, celle d’une « période heureuse de sa vie. Avec elle. » Elle s’appelle Agathe. Elle habite sur le bord de Loire près des ponts de Cé. C’est pour elle que Louis revient à sa demande. C’est pour elle qu’il se dévêt. Pour elle ou pour le fleuve? Il n’est pas le seul à être invité, ou convoqué. Il y a là Jalil, Suzanne, Nicolas. Il en manque d’autres, notamment José, qui va se contenter d’adresser un mel. Agathe va se faire attendre, désirer, le temps pour les quatre compères de se trouver, de se remémorer, de raconter leurs vies d’avant. De parler de tout, sauf de leurs vies d’après.
Agathe est absente mais la Loire est omni présente. C’est elle qui va veiller sur les souvenirs des amants, les ressusciter, rendre la vie aux plongeons sous l’orage, faire entendre le doux murmure du passé. Autour de l’absente et de la présente, une discussion silencieuse s’instaure. Elle prend les sonorités colorées d’une journée ensoleillée sous les frondaisons d’un arbre gigantesque que l’on a envie de serrer très fort comme on a envie de serrer Agathe. Elle claque comme la foudre et ruisselle comme la pluie après l’orage. Elle déborde enserrant les maisons de tuffeau de ses vaguelettes ou elle s’assèche quand les mots deviennent insuffisants pour dire la vieillesse, le temps qui passe, les amours anciennes. Les possibles filiations.
Cette discussion Davodeau dans de précédentes Bd, aimait nous la raconter avec ses personnages autour d’une table, le soir, sous un ciel étoilé, un verre de Muscadet à la main. Loire, renoue avec l’intimité amicale, amoureuse, de Lulu femme nue, ou de Rural. On se dit à ce moment là, sous la tonnelle, les choses essentielles, celles que le quotidien ne permet pas d’exprimer. Le fleuve témoin permanent aide aussi, au moins autant que le verre de rosé à dire:
« Est ce qu’un fleuve en nous parlant de lui, peut nous parler de nous? De nos façons de le considérer? De nos façons de vivre? ».
Encore faut il l’écouter et le regarder, le fleuve. Dans le silence de ces pages, avec souvent des images panoramiques qui se superposent les unes au dessus des autres, Davodeau nous invite à écouter le murmure du fleuve. A l’aimer comme Louis et les autres ont aimé Agathe. Il nous la montre comme seul un amant peut la décrire. Langoureuse et tendre au petit matin quand les étoiles ont fui le firmament. Exigeante et remuante, désireuse, quand Louis la pénètre à la nuit tombante. Jaune et orangée quand le jour s’achève, vaincu et épuisé. Les aquarelles de Davodeau lui déclament un magnifique chant d’amour.
Dans Le Droit du Sol, son ouvrage précédent, le dessinateur racontait son périple pédestre de 800 km entre les grottes rupestres de Pech Merle et les lieux d’enfouissement des déchets radioactifs dans la Meuse. Il disait notre responsabilité dans la destruction possible de notre planète. Avec Loire, en utilisant cette fois-ci la fiction, il prolonge son combat écologique mais en utilisant le récit de l’intime et en vantant la beauté de notre Terre. Il est tout aussi efficace.
Si à votre tour vous avez envie de retrouver Agathe, sa présence, sa mémoire ou ses cendres, allez faire un petit tour entre Savennières et Rochefort, du côté de Béhuard peut être. Si elle n’y est pas ce n’est pas grave. Loire est là. Elle n’a pas besoin d’article défini devant elle. Elle se suffit à elle même.
ACCESSIBLE ET INEDIT
En feuilletant ce beau livre, la lectrice ou le lecteur, habitué(e) aux ouvrages consacrés à la peinture se trouvera probablement, en terrain connu. Sur les pages de droite, quatre vingts tableaux, sur les pages de gauche, le nom de l’artiste, le titre de l’oeuvre, la date de sa réalisation et un commentaire d’une page. Du classique et du traditionnel pour dire une histoire de l’art qui débute avec les gravures de la grotte Chauvet et s'achève avec les provocations contemporaines de Kara Walker. L’iconographie choisie ne prend pas systématiquement le contre-pied des ouvrages traditionnels. On y retrouve la Desserte, Harmonie Rouge de Matisse, l’autoportrait de Paula Modersohn-Becker, le Cri de Munch, autant d’oeuvres incontournables qui côtoient parfois des choix plus originaux comme les Deux Crabes de Van Gogh ou La Blouse verte de Bonnard. Les grands noms incontestés sont présents mais pas obligatoirement pour leurs oeuvres emblématiques.
Classique avec une volonté d’originalité ponctuelle, les choix subjectifs, épousent cependant l’air du temps. Les artistes femmes sont ainsi beaucoup plus nombreuses que dans beaucoup de rétrospectives antérieures. On retrouve bien entendu Suzanne Valadon, Berthe Morisot mais aussi des peintres moins connues comme Angelica Kaufmann, Lavinia Fontana ou encore Clara Peeters, artistes antérieures au XVIII ème siècle, période qui n’a souvent retenu que les noms de leurs homologues masculins.
C’est en fait l'approche chromatique de chaque tableau qui fait l’originalité de l’ouvrage, une approche que symbolise en bordure de page, une colonne déclinant la palette de couleurs utilisée. C’est bien en effet sous le prisme de ces palettes de couleurs que sont examinées à la fois les oeuvres choisies, dont on comprend alors la sélection pour leur originalité chromatique, mais aussi qu’est expliquée l’évolution de la pratique picturale au fil des siècles.
De même que l’évolution de la technique des appareils photos, a transformé l’art photographique, permettant de passer des poses figées des daguerréotypes aux photos de sports, la peinture a suivi l’évolution, peu connue, des produits et des supports utilisés. Les Hommes de Lascaux ne disposaient que de quatre couleurs alors qu’un artiste d‘aujourd’hui peut utiliser dix mille références répertoriées. La représentation picturale au fil des siècles s’infléchit ainsi au gré des progrès de la science en matière de couleurs. En changeant son liant et en remplaçant la détrempe à l’oeuf par un mélange de pigments, d’huile de lin et d’huile de noix, Van Eyck a modifié à jamais la luminosité des oeuvres futures. On sait que la peinture impressionniste, saisissant l’air du temps sur le motif, doit beaucoup à l’innovation des tubes, mais on ignore beaucoup plus souvent que l’invention du bleu de Prusse en 1704, premier pigment synthétique, ouvrit encore beaucoup plus de perspectives. « Maintenant qu’un chimiste avait découvert comment fabriquer du bleu de façon artificielle, d’autres allaient suivre (…) » permettant de démultiplier les vingt pigments de couleur naturelle utilisés jusqu’alors. Ce n’est pas une histoire des couleurs, chère à Michel Pastoureau, que nous propose l’autrice mais plutôt une histoire scientifique de leur évolution et de leur traduction dans les tableaux des artistes.
Cette inter connexion rarement décrite est ici utilement développée et nous offre une agréable et ludique visite d’un musée imaginaire, riche de mille couleurs. Ou de leur absence.
NAISSANCE D'UN POETE
« Raconter une enfance dénuée totalement d’amour parental ». Ce pourrait être un bon sujet de rédaction, un sujet qu’aurait donné un professeur de Charleville Mézières, appelons le Georges Izambard, à ses élèves. Nul doute qu’une copie sortirait du lot, comme d’habitude d’ailleurs. Ce serait celle d’un jeune homme brillant, répondant au nom d’Arthur Rimbaud. Il sait ce dont il s’agit, l’adolescent: manque d’amour d’un père militaire absent et d’une mère bigote, rigide. Ce pourrait être aussi le thème principal de ce bel album de Damien Cuvillier consacré aux vingt premières années de l’auteur du Bateau Ivre, tant cette absence d’amour traverse la BD. Silences, mépris, solitude, l’auteur décrit prodigieusement cette vision d’un foyer familial réduit à des considérations économiques et religieuses. « Tenez vous bien c’est tout ce que je vous demande » déclare Vitalie à ces deux garçons avant d’ajouter quelques pages plus loin : « Tenez vous tranquilles. C’est tout ce que je vous demande ». Se tenir, devant la Croix du Christ, devant la bourgeoisie carolomacérienne. Se tenir.
Les convenances, le petit Arthur va rapidement les ignorer, quand les mots lui permettront d’exprimer le ressenti au contact de la nature, de dire le reflet de la lune dans une flaque d’eau, ou la frondaison des arbres dans le rectangle obscurci de la fenêtre de sa chambre. Alors que son frère Frédéric, s’accommode plus facilement de son milieu, Arthur, élève brillant, va basculer dans un autre monde, celui où le soleil devient « le foyer de tendresse et de vie » et la nature ce lieu où « je déjeune toujours d’air, de roc, de charbons, de fer ».
Pour ce premier opus, d’une série qui devrait en compter cinq, et « qui n’est pas une biographie », Damien Cuvillier choisit et interprète à sa manière des faits marquants de la petite enfance sombre, à l’adolescence émancipatrice.
Les champs appellent le petit Arthur, mais pas ceux de la moisson, du travail sensuel des hommes torse nu, plutôt les près ombragés, où l’on s’enfonce dans l’herbe, la main sur la douce peau de la poitrine, en communion avec le soleil qui tombe doucement sur le corps. Les pages du début d’ouvrage s’éclaircissent alors, la palette prend les couleurs de la joie, de l’extase, du bien être. Arthur bascule dans un monde autre, qu’il est le seul à percevoir où vont s’ajouter des considérations sociales et politiques que des conversations au bistrot font émerger et annoncent l’avenir parisien du jeune poète.
Découverte de la littérature et des mots, perception de la beauté de la nature, éveil des sens, conscience politique, en touches subtiles, Damien Cuvillier pose les bases du futur d’Arthur Rimbaud qui n’a plus qu’un rêve: partir pour Paris, retrouver les poètes novateurs du Parnasse et faire la révolution sociale et poétique. Tous est prêt pour ce départ et le prochain album qui couvrira la période de la Commune quand Rimbaud « envisage la poésie comme acte révolutionnaire ». Un album déjà attendu avec impatience.
JUSTE ET POIGNANT
C’est un triangle. C’est l’histoire d’un triangle. Un lieu et un milieu fermé. Un huis clos. Au sommet il y a Pià Nerina. C’est la grand-mère pour qui ce livre est écrit. Dédié. Dès la première page elle se jette d’une fenêtre d’un grand appartement parisien, Place de l’Etoile. Nous sommes le 7 décembre 1987. Dans l’angle bas à gauche, il y a Victoria, un nom de vainqueur en forme de pied de nez, pour la fille de Pià Nerina. Elle est folle, déglinguée, déjantée, méchante et violente. Ce n’est pas nous qui l’écrivons, c’est David. David c’est le troisième angle du triangle. David Hannibal, ou David Le Bailly? Allez savoir. C’est lui qui raconte. Son grand amour, c’est sa grand-mère, Pià Nerina. Elle se suicide, il a 10 ans. Elle lui dit « Débrouille-toi, tu es un homme à présent ». C’est avec ces mots qu’il va devoir grandir, vivre et survivre, auprès de Victoria, une mère inconséquente.
Trente six ans se sont passés et David, devenu un homme mûr, qui s’est « débrouillé » avec la vie, décide de comprendre ce suicide et de reconstituer l’itinéraire de cette « mémé » napolitaine, née dans une famille de onze enfants, ruinée, qui est devenue une femme riche, habitant dans un des quartiers les plus huppés de Paris. Dix ans de vie commune, d’adoration réciproque, d’amour total, des phrases, des gestes doux et tendres, des câlins et des baisers, mais aucun mot sur le passé, sur l’histoire de la famille. Il va falloir remonter le temps et faire avec le peu disponible: une phrase répétée fréquemment par Victoria à sa mère « Toi tu as eu de la chance, tu as eu Pyrrhus », et une centaine de photos à décrypter comme une frise, un diaporama.
Pyrrhus, d’abord. Dénoncé et insulté postérieurement par Victoria, c’est lui qui transforme le triangle en carré, le quatrième personnage, horsain. Homme public, riche industriel catalan, courtisan de Franco, maire de la Grande Ville, il est une des clés de l’histoire. Il est aussi un homme, ce sexe indispensable pour Pia et sa fille, qui ne conçoivent une ascension sociale que par le choix d’un protecteur, d’un mécène, d’un amant, d’un souteneur. C’est selon le point de vue, mais les mots ont leur importance. Il est omniprésent et totalement absent, présent dans la vie présumée de Pià Nerina mais absent de l’histoire familiale.
Pour poursuivre l’enquête, il faut rechercher des documents, des actes de naissance, de divorce, de décès, des traces dans les journaux et établir des faits. David journaliste de formation, le sait et le fait. Pourtant l’essentiel est probablement ailleurs, dans le non écrit, dans ces photos qu’il faut décrypter. Au dos des documents en noir et blanc, une date parfois, un lieu rarement, et des visages effacés, grattés de rage. Des insultes aussi. Refaire des vies avec ces visages figés. Un bras devant un corps comme signe de possession ou de protection. . Un nez gratté et effacé de désamour ou de haine. Imaginer sans inventer, écrire le probable, le possible avec la seule certitude que celle de l’incertitude.
Enfin, il reste des signes irrationnels comme cet Hôtel de la Folie, étrangement nommé à Naples, à partir duquel tout va se dérégler dans la famille de Pià Nerina. Faillite financière, dérèglement affectif, et cette folie dont il va être beaucoup question, telle une malédiction. Un hôtel, signe tangible d’un basculement qui va transformer la vie de la grand mère en cauchemar intégral. Et celle de David en enfer.
Avec ce troisième roman, David le Bailly, poursuit sa quête des secrets familiaux, des origines. Dans La captive de Mitterrand, il s’attachait à la figure de Anne Pingeot, la compagne cachée du président de la République. Avec le remarquable L’autre Rimbaud, il se penchait sur un autre membre caché, ou oublié d’une famille, Frédéric Rimbaud, le frère du poète. Avec Hôtel de la Folie, il brouille les pistes dans ce qui peut être une enquête, un roman, une fiction. David le Bailly, David Hannibal, écrit ici un superbe texte, finalement plein d’amour et de tendresse. Un exercice de catharsis ou de rédemption. Un acte salvateur porté par des mots justes. Et poignants.
ALLER AU PAYSAGE AVEC CEZANNE
« Aller au paysage ». Quelle jolie formule de Cézanne. Aller au paysage, comme « aller au combat » car c’est bien de cela qu’il s’agit pour le peintre d’Aix, notamment lorsque à la fin de sa vie il se rend devant la Sainte Victoire pour tenter à jamais d’en percer les mystères, de saisir la couleur du vent, la chaleur étouffante de la pierre. Aller au paysage comme on va à l’écriture aussi, car Marie-Hélène Lafon confie en début d’ouvrage qu’elle terminait un chantier violent il y a un an, son dernier magnifique roman Les Sources, pour enfin "cézanner" et voir si de ce côté du sud de la France l’herbe y était plus verte. C’est qu’il est âpre le bonhomme au chevalet, pas particulièrement convivial. Pas du genre à taper amicalement dans le dos. Il faut le contourner, l’éviter, puis s’approcher et faire témoigner les lieux et son environnement familial.
L’autrice nous a habitués depuis de nombreuses années à ausculter le passé et le présent du monde rural, notamment celui de son Cantal natal. Véritable bascule donc pour l’écrivaine de s’intéresser à l’ami d’enfance de Zola et de se balader sous la chaleur caniculaire du pays d’Aix. Ce sont des mots déjà qui l’avaient attirée vers le peintre en 1985, ceux de Cézanne : « C’est comme une carte à jouer. Des toits rouges sur la mer bleue ». Une rencontre entre littérature et peinture qui va se poursuivre jusqu’à cet ouvrage. Plus de trente cinq ans de compagnonnage entre l’artiste et l’écrivaine, qui commet quand même des infidélités avec Flaubert notamment, autre rentier qui voue sa vie à son art, aimé lui aussi par une mère exclusive, et auquel elle adresse un obligatoire salut dans les dernières pages.
Plutôt que d’aborder l'immense peintre des Joueurs de Cartes par une biographie documentée comme celle inégalée de John Rewald, l’écrivaine préfère le rechercher à travers les lieux qui sont restés figés par sa palette. Le Jas de Bouffan d'abord, lieu familial, signe de l’ascension sociale d’un père marchand de chapeau devenu riche banquier. L’atelier des Lauves ensuite, avec son échelle incongrue, et sa fente dans le mur pour permettre de glisser les immenses toiles des Baigneuses. Lieu des derniers jours aussi, de l’ultime portrait inachevé, où s’entreposèrent les multiples Sainte Victoire, thème presque obsessionnel des dernières années, montagne « sainte et carabinée, en majesté et en puissance ». Marie-Hélène Lafon y consacre des lignes magnifiques ciselées, écrites, réécrites, raturées comme devaient l’être les touches de peinture de Cézanne, des centaines de fois déposées, puis reposées avec un geste que l’on devine rude et violent.
Ecriture et peinture, en mettant en parallèle la vie du peintre et l’écriture de son livre, Marie-Hélène Lafon lie les deux histoires mais elle ne saurait être écrivaine sans prêter vie aux personnages qui ont partagé l’existence du peintre aixois. Ce sont les pages les plus attachantes du livre. On y découvre la souffrance d’un père qui regrette la passion de son fils pour l’art alors qu’il le destinait à poursuivre l’ascension sociale entamée. On lit l’amour de la mère Anne-Elisabeth qui ne doute jamais du talent immense de son fils. On est touché dans les pages ultimes, celles qui évoquent le jardinier Vallier, dernier modèle, qui comprend le mystère de ses interminables séances de pose, devenues moments magiques d’introspection.
Un ouvrage à lire avant de retourner voir ces pommes, ces figures hiératiques posées sur un immense fauteuil, ou ces cyprès se balançant au gré du vent. Et suivre ainsi le conseil de Cézanne lui même: « pénétrer ce que l’on devant soi ».