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Eric R.

Conseillé par (Libraire)
2 mai 2024

COURT ET DIDACTIQUE: INDISPENSABLE

Le 7 octobre 2023 fut un véritable cataclysme mondial, un chaos total. Cet évènement inimaginable donne raison à la dernière phrase de ce livre qui précise que « la suite de l’histoire n’est jamais écrite ». A défaut de prévoir l’avenir, il est indispensable de relire l’histoire pour comprendre les raisons d’une situation aujourd’hui sans issue apparente. C’est ce que fait cet essai qui donne à penser que dès 1897, lorsque Theodor Herzl établit à Bâle, les bases fondatrices d’un état sioniste en Palestine, la constitution envisagée de ces deux états est obligatoirement vouée aux conflits. Et à l’échec.

Pour des raisons sémantiques tout d’abord car à aucun moment les conditions frontalières des Etats ne furent clairement précisées. Herzl écrit dans son journal à propos du territoire qu’il n’est « que le support concret d’un état ». Pour lui l’essentiel n’est pas dans la localisation (il évoque même la possibilité d’une implantation en Argentine) mais plutôt dans « la volonté du peuple ». Lord Balfour va après la chute de l’empire Ottoman soutenir au nom du Royaume-Uni l’établissement non plus d’un état mais d’un « foyer national pour le peuple juif », encouragement général sans précision quant à la définition des territoires. Une imprécision favorable à toutes les tensions qui vont s’exacerber peu à peu au long du mandat britannique sur la Palestine.

Aux raisons sémantiques se substituent après la seconde guerre mondiale des raisons géographiques cette fois-ci. De la nation, il faut passer à l’Etat et à son territoire. Il suffit de lire une carte définissant les frontières des deux Etats par l’ONU naissante pour comprendre immédiatement que la partition première est vouée à l’échec: un découpage imbriqué et inextricable, totalement étranger à la définition d’un territoire uni et cohérent. Invivable pour toutes et tous.

Centrale dans les conflits qui débutent dès avril 1920 entre sionistes et nationalistes palestiniens, la localisation des Etats et la partition de Jérusalem sont le fil conducteur de l’ouvrage qui contrairement à ce que peut laisser penser la couverture annonçant « 50 questions pour tout comprendre », n’est pas un quizz mais bien un récit interrogatif avec une forme narrative chronologique. Ecrit d’abord pour un podcast de France Inter en six épisodes pour six dates clés, ce texte est ici adapté et utilement complété de cartes, de définitions, de repères chronologiques.

On comprend à la lecture que le récit du conflit est marqué par des dates phares qui transforment à chaque fois l’histoire attendue en soubresauts irréversibles. Première Intifada, première guerre en 1948, guerre des six jours, Intifada des pierres, accords d’Oslo, assassinat de Rabin sont autant de marqueurs et de moments clés répétitifs qui font basculer un avenir prévisible en avenir chaotique. Les évènements du 7 octobre rentrent totalement dans cette logique de fractures. La mise en perspective historique démontre également comment le fait religieux existant au départ, mais non essentiel (le drapeau palestinien portait le croissant et une croix), est devenu peu à peu prioritaire, exacerbant les tensions. Le livre porte en lui même une forme de pessimisme constatant que l’échec des accords d’Oslo a amené au pouvoir pour chacune des deux parties les extrêmes, Frères Musulmans du Hamas et extrême droite israélienne. Deux partis nés uniquement pour l’affrontement.

Bref, dans sa pagination, cet ouvrage est indispensable par sa concision, sa précision et sa forme. Il aide à comprendre la logique d’évènements imprévisibles. A l’heure des avis définitifs sur tout, prendre le recul est essentiel. A ce titre, cet ouvrage remplit parfaitement la mission que Thomas Snégaroff lui attribue dans sa préface : « éclairer le citoyen dans un monde assombri ».

Carcajou

Eldiablo,

Sarbacane

Conseillé par (Libraire)
2 mai 2024

UN WESTERN SI DIFFERENT

C’est un sacré gusse. Normal il s’appelle Gus. Gus Carcajou exactement. Il a du sang indien Nakoda par sa mère et du sang de blanc par son père. Il est du genre à se balader avec une peau d’ours sur le corps, un genre à éviter le soir au coin de la rue ou même dans un saloon. Pas trop fréquentable. D’ailleurs, lui ne fréquente personne. Il a récupéré une colline ayant appartenu à ses parents. Il a construit une baraque en bois et vit de pêche et de chasse. Il ne demande rien à personne et on ne lui demande rien. Jusqu’au jour où la fièvre de l’or s’éteignant, l’or noir remplace l’or jaune, et de l’or noir la colline de Carcajou en recèle. Beaucoup même. De quoi éveiller l’envie de Jay Foxton, le notable de la ville, cynique et cruel. Il a un frère aussi, un peu simplet, un peu « différent » comme l’est Carcajou. Deux êtres à part dans une petite ville canadienne de la fin du 19 ème siècle, cela fait beaucoup, cela fait trop. Alors quand deux petites filles sont retrouvées assassinées, la foule a deux assassins potentiels et elle a vite envie d’en lyncher un. Le frère du potentat local ou le chasseur asocial ? Le choix sera vite fait.

Cela ressemble aux codes du western, un méchant, Jay Foxton représente l’archétype de l’entrepreneur sans scrupule qui annonce les débuts de l’industrialisation et du capitalisme. Le maire, sans regard sous ses lorgnons au début, avant peut être d’ouvrir les yeux, est le premier homme de main du notable brigand, tout comme le shérif, un ami d’enfance qui a derrière ses grandes oreilles écartées, de méchants souvenirs qui lui reviennent parfois. La tenancière du saloon, personnage obligé, s’appelle Squireel. Jeune, elle a quitté la ville avant de revenir. Pour oublier ou pour se venger. Qui sait? Ce sont bien ces histoires d’avant, grises comme la monochromie des pages du passé, que nous allons découvrir progressivement grâce à un scénario magnifiquement ficelé, qui dépasse la genre pour embrasser de multiples thèmes et rendre finalement l’album inclassable ou plutôt multiple.

Comme un polar, nous avons envie de tourner les pages pour connaître le dénouement, l’histoire dans sa globalité et savoir si les méchants seront punis, même si aucun personnage n’emporte une empathie totale, chacune et chacun possédant sa face sombre. Pas de héros, de justicier loyal et sans reproche.

Comme dans un western, les armes font la loi, la loi du plus fort. On y boit du whisky hors d’âge au saloon, on tue et on assassine impunément quand on est riche. Une version du Bon, de la brute et du méchant. Mais sans le Bon. Avec juste des brutes et des truands.

Comme dans un roman de science-fiction, le surnaturel fait parfois irruption dans ces contrées lointaines coupées du monde. Cette région du Canada est le lieu idéal pour que surgissent les fantômes, ceux des ancêtres, les Wendigos, ces créatures surnaturelles, maléfiques et anthropophages, issues de la mythologie des Amérindiens algonquiens. Même le Diable, qui peut avoir l’allure d’une silhouette humaine revêtue d’une peau d’ours, rôde et tue. Il émerge parfois dans des dessins souvent rougeoyants. Il hurle de rage dans des cases brusquement élargies, où comme dans un film de Sergio Leone, les gueules des crapules vous sautent à la figure.

Comme dans un film fantastique, l’irrationnel se transforme en folie meurtrière quand les sens n’ont plus aucun sens, quand la peur devient frayeur et la raison se mue en folie.

Carcajou mélange les genres mais aussi les sentiments: amour, haine, vengeance, histoire familiale, féminisme, handicap, écologie, la liste est longue des thèmes introduits dans une histoire qui demeure avant tout haletante et magnifiquement illustrée. Deux cents pages immersives et que l’on ne peut quitter en songeant qu’il n’y a aucun délai pour l’accomplissement de la justice. La justice dont on découvre le visage à l’ultime page.

Conseillé par (Libraire)
2 mai 2024

DU DESSIN A L'ECRITURE

« Ma vie n’a été jusqu’à aujourd’hui qu’une longue résistance, résistance d’enfance, résistance d’adolescence, je suivais un destin de brise-glace. Je sens la chaleur de cette femme allongée à mes côtés, j’entends sa respiration, la glace qui m’empêchait de vivre vient de fondre au fond de l’hiver ». Cette phrase au coeur du récit de Jean Marc Rochette résonne comme un bilan, le bilan d’un homme de plus de soixante ans qui a trouvé enfin un équilibre. Celui de l’amour, en l’occurrence de Christine, son ancienne éditrice, beaucoup plus jeune que lui, qui est ce corps qu’il dessine en début d’ouvrage. Celui aussi de l’hiver et de cette vie volontairement recluse en montagne, dans une bâtisse coupée du monde pendant près de quatre mois. Processus accéléré par la pandémie, le dessinateur de romans graphiques (Ailefroide, Le Loup, La dernière Reine) achève son retour à la montagne, un domaine où sa vie avait commencé jusqu’à un accident à l’âge de 18 ans. De Berlin où il a vécu, il a ressenti la cinquantaine passée la nécessité de revenir aux sources de sa vie, à ce qu’elle était quand adolescent il rêvait devant les cimes du massif des Ecrins. Comme un voyage à rebours vers ce bleu « si particulier des hautes montagnes », ce bleu partie intégrante et essentielle de ses livres et de ses peintures, qu’il a enfin obtenu en optant « pour différents pastels doux: indigo, cobalt et outremer ».

Là, à dix kilomètres du premier secours, au fond de haute vallée du Vénéon, dans un ancien hôtel transformé en navire prêt à affronter en totale autonomie, les tempêtes de l’hiver, Rochette semble avoir trouvé la sérénité. C’est là qu’il va dessiner des heures durant son dernier roman graphique, La dernière Reine, c’est là qu’il va écrire ce superbe texte qui n’est pas un carnet de bord d’une existence rythmée par le rituel quotidien de survie mais plutôt le recueil de sensations, de sentiments, d’introspection face à une vie réduite à l’essentiel. La lumière qui luit sur les sommets, les avalanches qui menacent sans cesse les environs, les traces des animaux dans la neige, le sorbier oiseleur qui transforme un arbre en un fantastique garde manger pour oiseaux, s’égrènent au fil des pages, comme une chronique du temps qui passe, un temps suspendu à l’essentiel. Lui, à qui on avait prédit en raison de sa dyslexie, un avenir manuel et qui pensait ne pouvoir jamais aligner deux phrases correctement, nous emmène à la fois vers de descriptions magnifiques où les noms propres des lieux, Ailefroide, Le Chéret, La Cime de Clot Châtel, le plat du Carrelet, forment une cartographie imaginaire mais aussi vers des confidences plus intimes.
Les souvenirs reviennent mais ils ne sont pas les seuls et peu à peu Rochette se livre en racontant aussi le présent, les rencontres, celles d’avec les voisins avant leurs départs, les peurs d’un environnement hostile et parfois meurtriers. L’isolement ouvre des portes, celles de l’amour, de la beauté, de l’intime, du sens de l’existence. Il ouvre les portes des mots pour le dire.

La narration se substitue ainsi aux images mais le lien avec les pinceaux demeure tel ce magnifique chapitre « Les loups » qui débute avec la découverte de « deux grandes taches de sang visibles de chaque côté du Vénéon ». Deux taches, comme un symbole d’un massacre perpétré par une meute. De ce simple constat, Rochette va nous raconter l’avant, ce que nous n’avons pas vu, mais qu’il reconstitue de manière exceptionnelle tel un cinéaste filmant l’attaque stratégique d’un troupeau de chamois. A la manière d’un dessinateur plutôt.

Les ponts sont nombreux ainsi entre ce métier dont il dit ne pas aimer les heures passées interminablement assis, penché sur sa table, et ce récit. On y découvre la genèse des romans graphiques, les années de vache enragée avant le succès inattendu du Transperceneige en Corée, puis ailleurs, mais aussi les prémices du « Bestiaire des Alpes », conçu dans une grotte dans l’attente de loups qui ne vinrent jamais. Les réflexions actuelles d’un homme mûr se mêlent ainsi au passé, la vie affective se conjugue avec la vie matérielle, le dessin se confond avec l’écrit. On pense alors que l’image du bleu du ciel présent sur les tous les ouvrages est le fil constant d’une existence où le brise-glace a laissé la place aux raquettes. Celles qui épousent le terrain. En douceur. En laissant des traces.

Conseillé par (Libraire)
26 mars 2024

LE VOYAGE MULTIPLE DE DEUX AUTEURS MAJEURS DE LA BD

Ils sont deux, deux qui comptent dans l’histoire de la Bd. Commençons par le moins jeune, Baudoin, Edmond de son prénom. Depuis l’âge de trente ans il dessine et raconte l’intime, son intimité mais aussi celle de l’univers, de la terre et de la Terre. Ensuite, il y a Emmanuel, Lepage de son nom. Breton, il a voyagé, et dessiné ses périples de Tchernobyl en Antarctique sans oublier Ouessant. Ils se sont connus il y a presque trente ans sur le Sillon de Saint Malo. Le début d’une possible longue amitié qu’une histoire de coeur a interrompue. Pourtant, ils étaient faits pour partir ensemble, pour lever la tête vers le bleu infini, celui de l’absolu et de l’immensité. Pour aller dessiner des étoiles, pour être vus par ces astres scintillants qui nous regardent comme des milliers d’yeux anonymes. Il est toujours temps de réparer le temps perdu et un homme va les réunir. Il s’appelle José, d’origine chilienne, professeur de physique en lycée à Grenoble, il va inviter en 2019 les deux auteurs pour « aller voir les étoiles » du désert d’Acatama. Motivation scientifique, mais aussi poétique, artistique, sensorielle et finalement politique car après de multiples reports occasionnés par la Covid, la grave maladie d’Emmanuel Lepage, le voyage va se dérouler à l’automne 2021 en pleine crise sociale chilienne au moment de l’élection présidentielle. De scientifique à poétique le voyage va se compléter d’une visite politique, sociétale.

Baudoin a 82 ans, Lepage vient de vaincre un cancer. Ils ne voyagent pas comme des jeunes, allant de découvertes en découvertes. Pour eux l’urgence de vivre est omniprésente et leur récit est un hymne magnifique à l’existence. On y parle politique bien entendu en pleine crise sociale chilienne, un pays où le passé et la dictature de Pinochet sont toujours présents. On y parle amour et sexualité. On évoque l’art et la confrontation avec la création car « se confronter à l’art est une leçon de courage ». On y parle de vie et de mort, d’avant et d’après. On y parle d’espoir et de désespoir. De transmission aussi.

Depuis toujours Baudoin se confie sur le papier, la plupart du temps en noir et blanc. Lepage a longtemps utilisé la fiction avant de dire « Je » mais un « Je » narratif plus qu’intimiste. La maladie, l’âge et peut être la connivence picturale font qu’à son tour, il se livre ici plus qu’ailleurs, rejoignant son ami dans la confession, nous touchant ainsi au plus profond. On fait un livre à quatre mains en mettant de côté son ego. Les deux amis se complètent, se respectent. A la façon de Renoir et de Monet qui posaient ensemble leur chevalet devant le café de la Grenouillère, Lepage et Baudoin dessinent le même paysage avec leurs outils propres, une manière de montrer comment l’art réinterpréte la vie. A l’observateur de choisir sa vision. Ou d’accepter les deux, de s’en enrichir, de s’en pénétrer comme pour absorber plus de richesses. « Deux façons de dire le monde », est il écrit, l’un privilégiant le réalisme, le détail, en posant ses douces couleurs d’aquarelle sur la feuille, l’autre en cherchant à transcrire la matière, sans souci particulier de réalisme. Debout, Baudoin trempe son pinceau dans l’encre noire. Quand il y ajoute de la couleur, bleue souvent, rouge parfois, c’est pour dire l’amour, la révolution qu’il appelle de ses voeux tout en connaissant sa futilité. Assis, Lepage est pris par la nécessaire rapidité de l’aquarelle. La quasi monochromie lui donne la possibilité d’affiner son trait à la recherche de la juste expression, la quête du réel. Les double pages exceptionnelles de chacun nous montrent leur univers: précises et détaillées pour l’un, résonnantes et dissonantes pour l’autre.

Quand on quitte les deux amis, à regret, à la dernière page, on peut à notre tour lever les yeux au ciel et regarder leurs dessins. Et dans nos yeux émerveillés, on y découvre alors des étoiles, des milliers d’étoiles. Elles nous éblouissent.

Keum Suk Gendry-Kim

Futuropolis

30,00
Conseillé par (Libraire)
29 février 2024

UNE BD EXCEPTIONNELLE.

Deux maisons comme le résumé d’une vie. La « maison de réconfort » pour débuter dans l’existence à 16 ans. La « maison de partage » à la fin de vie. Derrière les mots aseptisés et mensongers, il s’agit en fait de passer du bordel à une maison de retraite pour esclaves sexuels. Voilà comment pourrait se résumer l’existence de Oksun Lee, « esclave sexuelle durant la guerre du Pacifique », qui rentre dans son pays, la Corée, en 1996, cinquante ans après son départ. Elle est vieille, usée, petite, la petitesse de sa mère, pas très belle, le laid visage de son père, quand elle se confie à Keum Suk Gendry-Kim. Ce corps replié sur un fauteuil, les pieds nus posés sur un coussin, a vécu, survécu à tant d’ignominies que l’on s’étonne parfois que la vieille dame parvienne encore à rire. C’est une vie consacrée à une descente aux enfers qu’elle raconte. Née dans une Corée colonisée par le Japon dans une famille pauvre d’un pays profondément inégalitaire, elle va être confiée, ou plus sûrement vendue, successivement à des familles commerçantes, avant d’être enlevée à l’âge de seize ans puis utilisée comme esclave sexuelle dans l’armée japonaise basée en Chine.

Comment montrer l’indicible? Il faudra des cases noires, six, douze, plus même avant que n’apparaissent dans un petit coin d’un carré, les mots chuchotés terrifiants, mais qu’il faut entendre, par raison, par respect, par amour. Suggérer, évoquer, tel est le parti pris de l’autrice qui recueille le témoignage syncopé, dans un apparent désordre chronologique, de Lee. Le récit personnel est pesant, lourd. Il coupe parfois le souffle. L’enlèvement de jeunes filles coréennes pour les soumettre au plaisir des soldats de l’armée occupante, est un des méfaits majeurs de l'armée japonaise. On nomme ces adolescentes, comble du mépris et de la violence, femmes de « réconfort » alors que leur condition est celle d’esclaves sexuelles. Kyung-a Jung avait traité en 2007 de ce thème dans le roman graphique Femmes de réconfort (Diable Vauvert) en historienne. Mauvaises herbes est du domaine de l’intime, de la confession et le récit s’en trouve encore plus touchant et humain. Oksun nous émeut, on l’écoute à notre tour avec l’envie de lui prendre la main, cette main ridée, tachetée que la dessinatrice nous montre avec tendresse. Une main qui voulait enfant apprendre à écrire à l’école et qui fut obligée de poser ses doigts sur des corps d’hommes sans désir et sans amour.

L’autrice réussit à glisser, à la manière d’Edmond Baudoin, des pages poétiques, où les paysages exceptionnels à l’encre de chine, assurent des instants de respiration, comme pour montrer que malgré l’abjection des hommes réduits à l’état d’animaux reproducteurs, la nature et le monde extérieur méritent la vie. Les pinceaux tracent alors des courbes, des herbes, bonnes et mauvaises, des oiseaux qui prennent de la hauteur pour ne montrer que la beauté. Les arbres sont nombreux, enracinés profondément dans le sol, solides et guetteurs inflexibles des violences. On s’attarde sur ces double-pages poétiques pour s’extraire momentanément de la noirceur du récit, et on a l’impression de s’immerger dans les estampes asiatiques immémoriales et éternelles. Parfois ces pages sublimes sont le support de textes terribles, comme un contrepoint vital à l’horreur des mots. A côté des collines et des nuages, de la pluie et de la neige, les visages des femmes sont souvent tachés de noirs, tels des figures de mineurs remontant des galeries souterraines. Noirs de fatigue, noirs de saleté, noirs de tristesse. Noirs d’une vie méprisée. Les soldats ne sont que des silhouettes, des jambes, des pieds, sans visage. Déshumanisés. Le noir et blanc pour dire l’essentiel, à l‘identique de Maus de Spiegelman ou de Persepolis de Marjane Satrapi que Mauvaise herbes devrait rejoindre dans le rayon essentiel d’une bibliothèque.

Keum Suk Gendry-Kim signe avec Mauvaises herbes une oeuvre majeure, puissante, qui résonne avec force dans le mouvement féministe actuel. Un combat permanent puisque ces femmes, esclaves sexuelles, attendent toujours des excuses de l’état japonais. Quatre vingts ans plus tard