Désiré, l'aîné du boucher du village, est différent de son frère cadet. Premier bachelier de la famille, il travaille chez un notaire. Il jouit d'une grande liberté, aime la fête et ses excès, fréquente les boîtes de nuit. Il fait un voyage à Amsterdam, d'où son oncle ira l'extraire, et en ramène la cocaïne, fera partie des "enfants endormis" que l'on retrouve dans la rue une seringue piquée dans le bras. Sa jeune femme se drogue aussi. On ne connaît pas encore le danger de s'échanger les seringues. Tous deux seront contaminés par le sida, ainsi qu'Émilie, leur fille qu'elle mettra au monde. Ils n'identifient pas les symptômes qui apparaissent. Comment le pourraient-ils, le virus est encore inconnu. Dans ce petit village où tout se sait, le famille se tait, la mère élude tout, criant qu'elle ne "voulait pas y croire que son fils, il se piquait". La famille a honte, est désespérée. Autour d'elle, le village se tait. Quand Désiré est hospitalisé à Nice, loin du village, les adultes de la famille le visiteront jusqu'à son décès.
De tout cela, la famille ne parlait pas. Anthony Passeron a attendu trente ans avant de poser des questions, de chercher à briser la chape de silence recouvrant une histoire jamais partagée. Il s'est attelé à l'écriture de ce récit "pour que l’histoire de mon oncle, l’histoire de ma famille, ne disparaissent pas avec eux, avec le village. Pour leur montrer que la vie de Désiré s’était inscrite dans le chaos du monde", et aussi pour que les membres de sa famille sortent "de la solitude dans laquelle le chagrin et la honte les avaient plongés".
Entre les paragraphes de l'histoire de sa famille, Anthony Passeron déroule l'histoire de la recherche qu'ont mené des médecins et des chercheurs, pour identifier le virus et trouver le traitement. Un lutte acharnée, avec des échecs, des impasses, des rivalités entre les français et les américains. Les pionniers qui ont mené cette recherche - depuis le début des années 1980 - qui a abouti - vers 1996 - aux trithérapies ont été plus souvent méprisés que respectés et aidés. Qu'Anthony Passeron cite leurs noms et leur travail est un hommage à Willy Rozenbaum, Jacques Leibowitch, Françoise Brun-Vézinet et à leurs équipes et collègues.
Le récit est d'une grande pudeur. Il prend place à côté d'autres récits de personnes morts du sida * avec, en plus, l'histoire de la recherche médicale et scientifique. Il met des mots sur ce que n'ont pas pu dire ceux qui, ignorants, ont vécu dans la douleur et dans la honte avant la découverte des trithérapies.
C'est un beau récit extrêmement émouvant.
* Lire aussi : Jonas Gardel - N’essuie jamais de larmes sans gants, Gaïa, 2016
Elle s’appelle Raphaëlle Robichaud, elle est agente de protection de la faune dans la municipalité régionale de comté de Kamouraska, dans le secteur du Bas-Saint-Laurent. Elle vit seule et solitaire dans une caravane rustique installée dans une érablière abandonnée. Sa tâche est “de maintenir l’équilibre fragile entre l’humain, la faune et ses habitats : protéger, éduquer, prévenir”.Pour se protéger des marcheurs tentés par la rencontre d'une femme seule, des braconniers, des ours, elle achète une chienne "qui saura flairer ceux qui s'approchent de trop près", quelle nomme Coyote. Un matin elle disparaît. Raphaëlle la retrouve dans un site de braconnage, blessée. Les braconniers ne supportent pas qu'on cherche à mettre un terme à leur lucrative activité de vente de peaux de coyotes. Quelques indices apprennent à Raphaëlle que celui-ci ne la lâchera as et que sa vie est sans doute en danger. Elle se met à le pister, découvre que c'est un type des moins fréquentables et qu'il faudra faire fort pour qu'il cesse de braconner. Et même très fort…
Mais avant, un fugitif se présente, qui est poursuivi par la police, qu'elle décide d'héberger le temps d'un soir et d'un moment amoureux, avant de le conduire au bord d'une forêt pour qu'il poursuive sa fuite.
Si “Sauvagines” est écrit dans différents genres, le nature writing, le thriller, le roman d’amour, la poésie, il est surtout écrit dans le genre appartenant à Gabrielle Filteau-Chiba, un genre doux, fascinant, addictif, mâtiné de féminisme et de militance écologique, alertant fermement sur l’impérieuse obligation de prendre soin de la planète pour que nous puissions continuer d’y vivre dans un lien spirituel avec la nature, dans la beauté, l’honnêteté, en humanité.
Un très beau roman qui décrit merveilleusement la beauté des forêts du Québec et de l'amour, avec les jolis mots de ce pays.
Dans "Encabanées" on a laissé Riopelle dans sa fuite après qu'Anouk l'a abandonné au bord d'une forêt. On le retrouve traqué, obsédé dans l'échec d'une opération qui a fait un mort. Sous le nom de Robin, il est récupéré par Catwoman avec qui il passe la frontière pour gagner, en Amérique, un camp où s'entraînent des éco-guerriers selon un mode para-militaire.
Le couple de Raphaëlle et Anouk quitte la yourte dans laquelle elles se sont confinées en Gaspésie pendant l'hiver. Elles partent travailler et faire leurs conserves dans la ferme Orléane, une ferme communautaire de subsistance comme elles rêvent. Elles décident de rejoindre Robin qui rassemble des activistes décidés à s'opposer à un projet d'oléoduc qui raserait une partie de la forêt publique du Haut-Kamouraska et le Gros-Pin, cet arbre très ancien auquel elles sont attachées. Les activistes sont très soudés, solidaires, prêts à tout pour empêcher les coupes à blanc. L'autrice ne cache pas qu'il y a un écart entre leur idéal de paix, de beauté, d'amour, de préservation de la nature et la voracité d'une entreprise qui veut du travail pour ses ouvriers. La lutte peut ne pas être pacifique, s'enfoncer dans le drame, ce qui arrive dans Bivouac.
Dans la trilogie commencée avec Encabanée, poursuivie dans Sauvagines, Gabrielle Filteau-Chiba fait montre d'une grande sensibilité devant la nature. Elle affiche une maîtrise du romanesque, utilisant le genre du journal intime, puis du thriller documentaire mâtiné de romance, et dans Bivouac, du texte engagé qui pose l'activisme -ici d'occupation de la forêt et du dérangement social- comme seule façon de permettre au changement de s'installer. Cette évolution calque assez bien celle personnelle de Gabrielle Filteau-Chiba, de sa sensibilité, de sa prise de conscience écologique et de son engament.
Le côté romantique de l'histoire d'amour entre Anouk et Raphaëlle peut gêner dans un tel roman. Il a le mérite de d'alléger le récit, de ménager des pauses suspendant son intensité dramatique. L'écriture de Gabrielle Filteau-Chiba est belle et souple, lyrique et poétique quand il s'agit de décrire la nature, les arbres, la forêt, les animaux sauvages, la rivière, l'humanité des personnages, puissante pour exprimer l'urgence et la lutte. Le tout dans la langue fleurie du Québec, sans que ceci gêne la lecture.
Une trilogie engagée pour provoquer la prise de conscience de la fragilité de la forêt, même dans cet immense Québec, et de l'urgence d'agir concrètement pour sauver le climat en protégeant la nature.
On peut lire Bivouac sans avoir lu les précédents. Mais pourquoi se priver ?
Camille Dutilleul est inquiète car elle ne rêve plus depuis quelques jours et le souvenir du rêve au réveil lui manque cruellement, d’autant plus que pour elle, "les rêves structuraient la vie". Elle consulte son médecin qui lui apprend qu’elle n’est pas la seule dans ce cas. Son journal l’envoie en Bretagne enquêter sur une équipe de scientifiques qui vivent cloîtrés dans le phare d’Eckmühl, à la pointe du Finistère pour faire des recherches sur les rêves. Visitant le village de Penmarc’h, elle découvre la "Chapel ar Joa" et le camping de la Joie, ce qui lui fait penser que "tout ici est spinoziste". Mais passons…
Selon les scientifiques, "on rêve ensemble". Que des personnes ne rêvent plus est inquiétant. Et il y a dans le phare un homme qui ne rêve plus, Andrea. C’est un poète reconnu, excellent nageur, un pur imaginatif capable de "circuler dans les rêves des autres". Mais il ne rêve plus, il dépérit, "il a les yeux délavés". Avec l’aide d’une amie, la jeune femme décide de le faire s’enfuir.
Avec lui, elle traverse l’Europe jusqu’à Belgrade et une île turque, vers divers groupes qui cherchent à valoriser le rêve. Au cours de ce voyage, elle se remémore les moments forts de sa vie, elle rencontre des gens charmants et inattendus.
Les personnages apparaissent dans l’histoire comme dans un rêve, doucement, comme en flottant, et disparaissent de la même façon. L’histoire a donc un caractère fantastique. L’aspect policier n’est pas puissamment énigmatique, on découvre très vite le complotisme des savants qui n’ont de considération que pour leurs recherches. L’écriture est belle, poétique, sans violence ni brutalité, brumeuse comme il convient à une histoire de rêves. Si on se met dans de bonnes dispositions, la lecture peut se faire comme dans un rêve, ce qui peut être une façon d’enchanter un monde qui est en manque de rêves.
En 1971, alors qu'il était âgé de cinq ans, les parents d'Emmanuel Lepage ont emménagé avec six autres couples dans un habitat communautaire près de Rennes, au Gille Pesset. Le groupe avait acheté quelques années auparavant, un ancien corps de ferme et quatre hectares de terres. Tous étaient issus du scoutisme et de l'Action catholique, sensibles à l'ouverture provoquée par le concile Vatican 2, votant à gauche, vivant une spiritualité au quotidien, aspirant à une vie plus solidaire et fraternelle. Quatre ans plus tard, la famille quittait de ce lieu suite à un désaccord de son père avec le groupe.
Cette période de la vie communautaire a profondément marqué Emmanuel Lepage. C'est trente ans plus tard qu'il se rend compte qu'il a vécu une expérience pionnière, politique et spirituelle, inspirée par le mouvement personnaliste ″La Vie Nouvelle″ qu'animait, en Bretagne, Pierre Bourges, ancien maire de Redon, actuellement âgé de 96 ans.
Pour les enfants, c'était la vie rêvée d'une bande bénéficiant d'attention, d'écoute, de liberté, de la possibilité de jeux et de création. Pour les adultes, c'était la certitude qu'on est plus intelligents, plus forts, à plusieurs. Ces gens qui ont voulu vivre une utopie n'étaient pas de doux rêveurs, ils menaient une réflexion personnelle et collective sur la vie sociale, la politique, ils étaient engagés dans la vie citoyenne. Quand l'auteur est revenu les voir pour l'écriture de sa BD, la plupart étaient encore dans des associations ou l'action municipale.
En rencontrant les membres du groupe, Emmanuel Lepage a voulu comprendre ce mode de vie, ces choix, ce qui explique cette longue enquête, ce volume important. Pour que le lecteur ne se perde pas dans ces nombreux personnages et événements, il a choisi la couleur pour le passé et le noir et blanc pour le présent. Il a voulu montrer ce qu’a été l’Église dans les années 1970, l’espoir et l’enthousiasme qu’a suscité l’aventure de l’abbaye de Boquen autour de son prieur, Bernard Besret. Son enquête l’a mené au hameau de la Bigotière, à Épiniac (Ille-et-Vilaine) où se vit une expérience d’habitat partagé. Il montre qu’ici et là, des gens tentent un autre mode de vie plutôt que se lamenter du délitement du monde social.
En 1975, ses parents ont quitté le Gille Pesset. Il leur a beaucoup voulu et a cru que c’était de sa faute. Il s’est réfugié dans le dessin et qu’il est devenu auteur de BD. Maintenant qu’il est remonté dans leur passé, qu’il sait ce qu’ils ont vécu, qu’il les a compris, il est admiratif de leur parcours.
″ Cache-cache bâton ″ est le nom du jeu des enfants du Gille Pesset. C’est un roman graphique autobiographique profond qui témoigne que l’important est de tenter, d’essayer, au risque de l’échec, qui lui, n’est pas important.