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Grains noirs
EAN13
9782889070541
Éditeur
Zoé
Date de publication
Langue
français
Langue d'origine
italien
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Grains noirs

Zoé

Indisponible

Autre version disponible

Grains noirs, c’est un roman de formation, un règlement de compte avec une
identité mise en jachère depuis l’enfance. Le narrateur est confié dès sa
naissance à Elvezia, une veuve vivant dans un petit village de Suisse
italienne. C’est que sa mère a dix-sept ans, elle a quitté Casablanca pour
éviter le déshonneur, et est venue accoucher auprès de sa sœur expatriée avant
de rentrer au Maroc. Même s’il est « le basané de service » sur le terrain de
foot ou qu’il est d’office le roi mage Balthazar dans le spectacle de la
paroisse, le narrateur grandit chez Elvezia, à la douceur un peu rugueuse,
parle le dialecte tessinois, suit passionnément les matchs de hockey sur glace
de l’équipe locale et fête la fête nationale suisse. Lors de ses premières
années, les racines maghrébines sont présentes mais à distance, et constituent
souvent un fardeau qu’il doit endosser seul : apprendre à refuser, sans vexer,
certains plats locaux car ils contiennent du porc ; subir sans broncher les
remarques douteuses chez le coiffeur (« Mais quelles belles boucles, quel joli
petit negretin, quel joli petit marocchin, quelles belles boucles ! ») ou
carrément racistes sur le terrain de foot (« J’entends quelqu’un crier qu’il
faut marquer le bougnoul ») ; tout en assistant pendant les vacances,
perplexe, à l’exubérance marocaine, aux salamalecs et aux coutumes familiales,
sans parvenir à développer un sentiment d’appartenance : L’éducation
religieuse : « Ma mère a contacté la direction de l’école pour que je sois
dispensé des leçons du curé. “Pourquoi ? — Parce que je suis musulman. — Et
c’est quoi un musulman ?” Je sais seulement qu’ils croient en Allah, je lui
dis. » Ou lors de la circoncision : « L’infirmière l’enveloppe dans un nouveau
pansement qu’elle fixe avec une agrafe élastique. Elle dit que tout va bien,
c’est tout beau tout propre, et elle s’en va. Est-ce que c’était vraiment
nécessaire ? » Après l’enfance, les jouets chéris et les fêtes religieuses,
vient l’adolescence, la passion du sport et les virées entre amis, les
difficultés scolaires et la découverte de la sexualité. Les voyages au Maroc
et les contacts avec sa famille, plus conflictuels à mesure que le narrateur
forge sa propre personnalité. Puis c’est la découverte de la vocation
littéraire, l’université en Italie, et l’écriture, un exutoire : « Je relis ma
nouvelle primée. Elle ne me plaît plus. Peut-être qu’il est temps de salir
d’autres pages, semer d’autres grains noirs. » Alexandre Hmine a commencé à
travailler sur Grains noirs en 2004, rédigeant des notules, transcrivant des
bribes de souvenirs convoqués par des sensations et les articulant ensemble en
une succession de fragments. À l’instar du statut hybride du récit, entre
autobiographie et fiction, la langue de Hmine est protéiforme, tissée
d’italien, de dialecte tessinois, d’arabe et de français, sans jamais tomber
dans le pittoresque. Quelques extraits L’Elvezia : la figure sans âge,
rugueuse et douce à la fois, son dialecte chantant: « Elle me caresse la
nuque. Elle aime bien ça, sentir mes boucles sur ses paumes. Moi, j’aime
glisser mes doigts sur le dos de ses mains, suivre le dessin de ses veines,
et, quelquefois, presser dessus, tout doucement. […] À genoux sur le tapis du
salon, j’aligne mes petites lettres colorées, celles qui ont un aimant, pour
former des mots. Un cadeau, je ne me souviens pas de qui. Assise dans le
fauteuil près du poêle, l’Elvezia lit la Libera Stampa. Avant de tourner les
pages, elle humecte le bout de son doigt. De temps à autre, elle écarte un peu
son journal et tend le cou pour regarder par-dessus ses lunettes. Les deux
fenêtres filtrent la lumière de l’après-midi. Je fouille dans le tas de
lettres, soulève une pièce, l’étudie pour décider si je la garde et dans quel
sens la mettre. Je demande à l’Elvezia de lire ce que j’ai écrit. Elle m’a
conseillé de faire des mots courts – quatre ou cinq lettres tout au plus – et
d’utiliser des voyelles, mais moi, je préfère les mots très longs et pleins de
consonnes. Je ne l’écoute pas. J’aime bien voir sa réaction quand le résultat
est imprononçable. ASDFGHJKL Elle rit de bon cœur et secoue la tête. « Nan’,
mia inscì, pas comme ça… » Alors, je mélange de nouveau les lettres et je
recommence : consonne, voyelle, consonne, voyelle. MAMA L’Elvezia me regarde.
Elle lit, puis corrige. » La mère du narrateur : séductrice, fascinante,
maladroite aussi « Le bruit du moteur. Trente minutes de retard, comme
d’habitude. Elle s’arrête, klaxonne deux fois et repart. Le temps qu’elle
fasse demi-tour à côté de la poste, je suis déjà au bord de la route, à
l’attendre, quand elle réapparaît. Je vois la Range Rover blanche. […] Il
arrive parfois que l’on croise le car postal à l’endroit où la route est
étroite. Alors c’est la panique. Ma mère commence à transpirer, elle regarde
tout autour de manière désordonnée, fait des mouvements brusques, baisse le
volume de la musique, pousse des jurons en arabe. J’essaie de l’aider et je
m’assure qu’elle ne roule pas trop près de la glissière. Le chauffeur nous
remercie et nous salue. […] Je remarque que les hommes fixent ma mère. Ils
essaient d’attirer son attention, ils l’étudient, ils semblent la jauger.
Quand elle s’en rend compte, elle soutient leur regard quelques secondes, puis
elle se détourne. Au bar, quelqu’un lui dit qu’on a l’air d’être frère et
sœur, on lui fait des compliments. Elle sourit, feint d’être surprise, se
dérobe, caresse mes boucles. Marocain, identité en jachère « Je répète pour
lui faire plaisir : « Jouj, tlata ». La salle à manger éclairée par la lumière
de l’après-midi. Sur la table, les mêmes tasses à café, les mêmes cigarettes,
le même cendrier, le même sucrier. Ma mère pense que je devrais apprendre
l’arabe. Elle commence par les chiffres. « Reb’aa, khamsa, sitta. » Elle
propose de monter une fois par semaine pour me donner mes premières leçons. «
On dit les mercredis après-midi ? » Non, je n’ai pas envie. « Seb’aa, tmenia,
ts’aoud. » Je ne la vois pas et je ne vois pas l’Elvezia non plus. J’entends
seulement nos voix, les nombres et quelques bouts de phrases, ma réticence –
mia parli ur dialètt –, son insistance – mais l’arabe, c’est ta langue ! «
Vün, düu, trii… Pourquoi tu n’apprends pas toi le dialecte ? — Ashno? » Mais
qu’est-ce qu’elle dit ? Elle traduit en souriant  : « Quoi ? » Je lui explique
qu’en dialecte asnón veut dire âne, et même gros âne. […] Elles sont enfin
prêtes, élégantes, parfumées et couvertes de bijoux. Avant de sortir, elles
viennent me dire au revoir et impriment des baisers sur mes joues. Je les suis
jusqu’au salon, puis j’entends leurs talons claquer dans les escaliers et les
quelques mots incompréhensibles que ma mère échange avec le gardien de
l’immeuble. Je grimpe sur le divan, j’ouvre les rideaux et je regarde en bas.
Une Mercedes beige est arrêtée au milieu de la rue. Les feux de détresse
s’éteignent, la voiture repart. La télé n’a qu’une seule chaîne. Arabe. Après
sa prière, ma grand-mère me rejoint au salon et s’assied sur un pouf. Elle met
un doigt dans sa bouche pour me demander si j’ai encore faim. Je lui réponds
que non, lla. Je le répète en secouant la tête, mais elle continue d’un ton
vaguement plaintif : « Skhoun! » Cus’è? Elle essuie la sueur sur son front. Je
crois qu’elle essaie de me dire qu’au Maroc il fait très chaud. Je confirme,
en tirant sur le col de mon t-shirt : « Oui, oui ! » Elle rit et gesticule. Je
ne comprends pas pourquoi. Né en 1976 à Lugano, en Suisse italienne, Alexandre
Hmine vit au Tessin. Après avoir étudié les lettres à l’université de Pavie,
il a collaboré pour différents médias et enseigne aujourd’hui l’italien au
lycée de sa ville natale. Son premier roman, Grains noirs (titre original : La
chiave nel latte, 2017), a remporté un Prix suisse de littérature en 2019 et
le prix Studer/Ganz. Il a également été traduit en allemand.
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